La saison 24-25 sera ma dernière comme directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. J’ai en effet décidé de ne pas briguer de troisième mandat et de quitter mes fonctions cet été pour me consacrer – après avoir dirigé pendant près de trente années un centre dramatique et trois théâtres nationaux – à mon seul travail de metteur en scène.
En 9 saisons, je crois pouvoir dire que le visage de l’Odéon a changé. 70 % des metteurs et metteuses en scène que nous avons invités n’y avaient jamais présenté de spectacle, parmi eux de nombreux trentenaires, et la moitié de ces artistes auront été des femmes.
Sur les 25 artistes étrangers, pas moins de 19 nouveaux visages. Aux noms bien connus de Krystian Lupa, Thomas Ostermeier, Ivo van Hove, Angélica Liddell, Deborah Warner et Katie Mitchell, se sont ajoutés celui de Simon McBurney et ceux de toute une nouvelle génération, celle de Simon Stone, Alexander Zeldin, Timofeï Kouliabine, Łukasz Twarkowski, Christiane Jatahy, Daria Deflorian, Anne-Cécile Vandalem ou Susanne Kennedy.
Et côté français : Caroline Guiela Nguyen, Célie Pauthe, Julie Deliquet, Julie Duclos, Tiphaine Raffier, Marion Siéfert, Rébecca Chaillon, Aurore Fattier, Noëmie Ksicova, Christophe Honoré, Stanislas Nordey, Guillaume Vincent, Cyril Teste, pour n’en citer que quelques-uns...
Nous avons eu aussi à cœur d’accompagner beaucoup de ces artistes dans la durée, parce que la mise en scène est un art en perpétuelle évolution et qui s’apprécie de spectacle en spectacle. Ce fut naturellement le cas de nos 5 artistes associés – Christiane Jatahy, Simon Stone, Alexander Zeldin, Caroline Guiela Nguyen et Sylvain Creuzevault – qui ont signé 22 des 107 nouveaux titres que nous avons programmés, mais également de Célie Pauthe, Julie Duclos, Daria Deflorian, Anne-Cécile Vandalem, Krystian Lupa, Julien Gosselin et Jean-François Sivadier, tous présents à 3 ou 4 reprises.
En produisant ou en coproduisant la plupart des spectacles présentés, et en donnant une forte visibilité à des artistes encore en devenir, l’Odéon-Théâtre de l’Europe a joué ces dernières années un rôle moteur dans le paysage théâtral français et européen, et a rempli sa mission d’un grand théâtre d’art et de création.
En étant attentif à la présence de la diversité dans les distributions, nous avons aussi contribué à faire évoluer l’image du théâtre, sa capacité à accueillir ceux qui peuvent s’en sentir exclus, et son public.
Si on ajoute à cela notre politique d’ouverture et d’accessibilité (avant-premières à moitié prix, places offertes pour les jeunes tous les jeudis, création d’une seconde catégorie de places aux Ateliers Berthier, audiodescriptions et surtitrages anglais et français réguliers), et toutes les actions d’éducation artistique menées au fil des saisons, on peut dire sans nul doute que ce public a été rajeuni et diversifié.
Vous avez été très nombreux à manifester votre curiosité pour la nouveauté et à plébisciter notre programmation, avec une fréquentation payante de près de 85 % en moyenne par saison. Je veux, ici, vous remercier très chaleureusement de votre fidélité et de votre soutien, et remercier également les donateurs du Cercle de l’Odéon, essentiels pour que le théâtre de l’Europe puisse encore avoir les moyens de ses ambitions.
La saison qui vient suit la ligne des précédentes. Avec 8 metteuses en scène pour 12 spectacles, elle affirme plus que jamais la présence des femmes à l’Odéon et dans le théâtre français. Avec 4 nouveaux artistes, elle continue de s’inscrire sous le signe de la découverte et du renouvellement.
On y retrouve de grands auteurs de théâtre (Tchekhov, Feydeau, Brecht, Duras), l’appétence de la scène actuelle pour la littérature (William Faulkner, Simone de Beauvoir, Han Kang), et des écritures contemporaines, textuelles et scéniques.
Elle est, comme toujours, porteuse de thématiques, de questions et d’inquiétudes qui traversent notre époque tourmentée.
Dans La Mouette de Tchekhov, que je mets en scène pour la seconde fois, un jeune dramaturge de vingt ans propose sa vision de la fin du monde en une brève pièce futuriste et provocatrice, et tente – tel un nouvel Hamlet – d’ouvrir les yeux de son entourage. La destruction de la planète et la difficulté des hommes à admettre leur propre destructivité sont au cœur de l’œuvre visionnaire de Tchekhov qui questionne toujours en même temps notre aspiration au bonheur et le sens du théâtre.
L’anxiété écologique sourd également du roman de la sud-coréenne Han Kang, La Végétarienne, où une jeune femme décide, suite à un cauchemar sanglant, de ne plus manger de viande. Daria Deflorian, si singulière figure du théâtre italien, s’est passionnée pour ce roman qui met en scène des existences fragiles dans une société ultra-normée.
Avec Grand-peur et misère du IIIe Reich, Julie Duclos fait revivre le regard acéré de Bertolt Brecht sur les transformations de la vie quotidienne dans l’Allemagne nazie des années 30, tandis que Sylvain Creuzevault s’inspire du livre-fleuve de Peter Weiss, L’Esthétique de la résistance, pour raconter la résistance allemande et la lutte antifasciste, d’un point de vue à la fois politique et artistique. Le metteur en scène a conçu ce spectacle comme l’envers d’Edelweiss [France Fascisme], qui traitait la saison dernière de la collaboration française. À travers Brecht et Weiss, un passage par les années les plus sombres de notre histoire européenne pour mieux regarder notre présent, hanté par la tentation nationaliste et xénophobe.
De ces années noires il est aussi indirectement question dans Parallax, le spectacle conçu par le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó et sa dramaturge Kata Wéber, et qui s’interroge sur la possibilité d’échapper à nos identités assignées, religieuses ou sexuelles, dans la Hongrie de Viktor Orbán.
Et est-ce pure coïncidence si le roman de Faulkner que Séverine Chavrier adapte pour la scène date de 1936 ?... Absalon, Absalon ! remonte le temps pour nous plonger dans ce Sud américain quasi mythologique d’avant la guerre de Sécession, dans cette Amérique qui rêve d’ascension sociale tout en massacrant les natifs et en esclavagisant les noirs…
Le théâtre jette des ponts entre les époques, mais aussi entre des pays dans un même présent. Ainsi la nouvelle fiction chorale de Caroline Guiela Nguyen, Lacrima, qui suit la fabrication d’une robe de mariée haute couture entre Londres, Paris, Alençon et Mumbai en Inde, et s’immisce dans la vie des travailleurs de l’ombre, dentellières ou brodeurs ayant hérité d’un savoir-faire unique, ceux dont on ne parle jamais mais sans qui le monde du luxe ne saurait exister.
Le théâtre peut être aussi le lieu d’un dialogue entre des artistes d’aujourd’hui et de grandes figures artistiques d’hier. Dans Les Forces vives, Camille Dagen et sa compagnie Animal Architecte s’intéressent à la vie de Simone de Beauvoir, non pour la raconter à la manière d’un biopic, mais pour explorer la façon dont elle est devenue l’autrice de sa propre existence.
Dans Dämon El funeral de Bergman, Angélica Liddell s’inspire du texte qu’Ingmar Bergman avait écrit pour organiser ses funérailles et met en miroir ses propres “démons” avec ceux du grand cinéaste. Écrire sa vie, écrire sa mort... et dans les deux spectacles, la hantise de la vieillesse plus que la peur de la mort.
Depuis la tragédie grecque, le théâtre a été le lieu d’un questionnement sur le crime et la justice. Depuis le Woyzeck de Büchner en 1835, le théâtre s’est emparé d’affaires criminelles réelles pour en donner une lecture qui excède la logique froide de l’acte et de la punition. On connaît la fascination de Marguerite Duras pour les faits divers criminels : en mettant en scène son Amante anglaise, Émilie Charriot nous place devant le mystère d’une femme ayant avoué un meurtre horrible. Tandis que dans Léviathan, un spectacle de fiction inspiré d’histoires vraies, Lorraine de Sagazan s’interroge, avec le dramaturge Guillaume Poix, sur l’état actuel de la justice institutionnelle, la logique de la punition, la pertinence de la prison et la possibilité d’une justice alternative.
Tous ces spectacles ont en commun de tenter de poser un regard inquiet et lucide sur le monde comme il va, mais ils partagent aussi l’ambition de le faire par les moyens du théâtre : par l’engagement profond des interprètes qui mettent leur humanité à vif, par la force de l’imaginaire qui peut cristalliser les questions les plus aigües de notre temps dans des situations emblématiques ou des images sidérantes, et par le plaisir jubilatoire du jeu. Nul doute que ce plaisir, nous le goûterons encore avec L’Hôtel du Libre-Échange de Feydeau monté par Stanislas Nordey et qui achèvera dans la joie cette saison.
Je veux remercier ici toutes les équipes de l’Odéon qui m’ont accompagné tout au long de ces neuf saisons, qui ont soutenu et mis en œuvre mon projet artistique, et tout particulièrement Didier Juillard, directeur de la programmation, grâce à qui nous avons découvert tant d’artistes et à qui vous devez tant de bonheurs de spectateur.
Les deux salles complémentaires du Théâtre de l’Europe, le Théâtre de l’Odéon 6e et les Ateliers Berthier 17e, auront été pour le metteur en scène et le scénographe que je suis des lieux particulièrement inspirants : de Tennessee Williams à Tchekhov en passant par Shakespeare, Molière, Racine, Pirandello et Arne Lygre, j’ai pu approfondir un dialogue avec des auteurs qui me sont essentiels, parce qu’ils cherchent à cerner l’humain dans toute sa complexité, donnent aux acteurs matière à se sublimer, et ce faisant éclairent notre réalité.
J’espère que ces lieux seront tout aussi inspirants pour la personne qui me succédera, et je lui adresse pour finir mes plus sincères vœux de succès.
Ici ou là, à bientôt...
Stéphane Braunschweig