Édito 2018-2019
Une saison à l’Odéon-Théâtre de l’Europe se construit de projets qui s’imaginent deux ou trois ans à l’avance et d’autres qui s’imposent dans le moment. Et il est toujours étonnant de découvrir comme des fils, des lignes, des thèmes, se tissent entre ces spectacles pour les faire résonner avec l’époque. Des spectacles qui, cette saison encore, croisent les générations et les langues (français, polonais, allemand, anglais, vietnamien).
Ainsi je désirais monter L’École des femmes depuis longtemps. Claude Duparfait, qui sera Arnolphe, avait joué sous ma direction Alceste dans Le Misanthrope, puis Orgon ici même dans Tartuffe : il fallait absolument que nous poursuivions le travail sur ces grands névrosés que Molière aimait incarner, eux dont l’angoisse existentielle face au monde-comme-il-va provoque dans une même fulgurance le rire et l’effroi. Les monstrueuses “maximes du mariage” qu’Arnolphe veut inculquer à la jeune fille qu’il a élevée loin de tout contact avec le monde réel m’évoquaient déjà la résurgence des discours religieux intégristes. Mais je ne savais pas encore que la libération de la parole sur les violences faites aux femmes et les pressions qu’elles subissent viendrait éclairer L’École des femmes d’une lumière si crue.
Je ne me doutais pas non plus que Simon Stone, l’un de nos artistes associés, nous proposerait impromptu de retraverser Shakespeare, Ford, Middleton, pour en extraire ces figures de femmes qui se débattent dans les filets d’une dramaturgie qui les condamne au rang d’objets, abusés, maltraités, ou les punit systématiquement pour leur indépendance.
Ce sont aussi des femmes en porte-à-faux avec le monde qu’on leur propose qui habitent la nouvelle de Jane Bowles, écrivaine américaine méconnue, admirée par ses pairs Tennessee Williams et Truman Capote, et que Marie Rémond adaptera dans Cataract Valley.
Le théâtre est une formidable caisse de résonance, et je ne m’étonne pas que les projets de cette saison soient fortement traversés par des enjeux politiques et sociétaux, dont l’art contemporain aujourd’hui, sous toutes ses formes, fait souvent sa matière.
Les grands spectacles européens que nous avons invités donneront le la.
Lupa présentera son Procès d’après Kafka, qui grince étrangement avec le processus de sa création : initié au théâtre de Wroclaw, interrompu lorsque le directeur du théâtre fut remplacé par un pantin médiatique proche du pouvoir, repris à Cracovie grâce au soutien en Pologne des artistes Warlikowski et Jarzyna et à la mobilisation de plusieurs théâtres français (et notamment l’Odéon qui a présenté les spectacles de Lupa depuis 1998), ce Procès est à lui seul un acte posé pour la liberté d’expression face à un pouvoir bureaucratique opaque.
Lui fera écho l’écriture satirique, profonde, démesurée de l’Autrichienne Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature, dans la lignée de son compatriote Thomas Bernhard, ici dans la mise en scène baroque de Falk Richter. Quand on sait que Jelinek commença à écrire Am Königsweg [Sur la voie royale] la nuit où Donald Trump fut élu, on devine qu’il s’agit d’une lourde charge contre les pouvoirs autoritaires et leur haine de la pensée, eux qui malheureusement surfent aussi en Europe sur les nouveaux populismes, les obscènes disparités économiques et la détresse sociale.
La réalité des chômeurs, des migrants, des retraités sans ressources, c’est ce que donnera à voir dans Love, avec douceur et délicatesse, un jeune metteur en scène et auteur anglais : Alexander Zeldin. Présenté ici pour la première fois en France, son travail est aussi une voix élevée contre la brutalité du monde.
La jeune génération du théâtre français ne sera pas en reste : Sylvain Creuzevault, qui présentera là son premier spectacle comme artiste associé à l’Odéon, adaptera Les Démons de Dostoïevski, et Julien Gosselin s’attaquera à trois romans de l’immense romancier américain Don DeLillo. Individualisme, nihilisme révolutionnaire, tentation mystique, radicalisme, terrorisme : tout cela est au cœur de ces œuvres littéraires majeures qui trouveront, grâce au travail collectif des équipes de Creuzevault et Gosselin, le chemin de nos scènes.
Après Tristesses, Anne-Cécile Vandalem reviendra à l’Odéon avec un nouveau thriller politique doublé de comédie futuriste : Arctique se situe en 2025 au large d’un Groenland devenu, avec le réchauffement climatique, terre refuge pour des Européens fuyant les guerres. Quant à Jean-François Sivadier, il mettra en scène sans doute le plus politique et le plus actuel des drames d’Ibsen, Un ennemi du peuple. Histoire de ne pas oublier que les crises sanitaires ont souvent partie liée avec des intérêts purement économiques...
Avec Les Idoles, Christophe Honoré reviendra sur les “années sida” et la façon dont cette maladie a profondément bouleversé notre société et nos existences. C’est l’hommage qu’il inventera avec ses acteurs à six artistes, écrivains, réalisateurs, dramaturges, emportés par le sida dans les années 90. Avec en filigrane cette question : “comment peut-on danser après” ? Parmi ces figures, Jean-Luc Lagarce sera doublement présent, puisque nous accueillerons aussi Le Pays lointain, sa magnifique pièce ultime et testamentaire, dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger.
Enfin nous reprendrons pour une série de représentations l’un des grands spectacles marquants de la saison passée : Saigon de Caroline Guiela Nguyen, qui mêle acteurs français et vietnamiens pour porter un regard intime sur un pan de notre histoire coloniale.
À cette occasion nous présenterons hors les murs Mon grand amour, un spectacle en appartement qui est comme le contrepoint secret de Saigon.
Ainsi le politique se révèlera au plus secret des êtres, ainsi leur intimité et leur singularité entreront-elles en contact avec le monde, dans un échange à chaque fois nouveau qui est pour moi la vocation
du théâtre.