Qui que vous soyez parlez parlez-moi Que j'entende enfin une langue humaine.
Jean-Pierre Siméon
Un chef-d'œuvre trop peu joué, dans une langue dont Jean-Pierre Siméon réinvente la puissance et l'éclat. En 1992 déjà, Christian Schiaretti avait une première fois abordé Sophocle en présentant un Ajax/Philoctète remarqué. Après ses mises en scène de Coriolan de Shakespeare et de Par-dessus bord de Michel Vinaver – spectacles qui ont été respectivement distingués du prix Georges-Lerminier et du Grand Prix du Syndicat de la Critique pour le meilleur spectacle de l'année, et qui figurent tous deux parmi les nominations aux Molières du théâtre public 2009, – ses retrouvailles avec le grand tragique grec sont donc très attendues. Elles le sont d'autant plus qu'elles marquent une étape du compagnonnage artistique qui lie Schiaretti à Jean-Pierre Siméon. Auteur d'une quarantaine de livres, poète distingué par de nombreux prix, romancier, critique, essayiste, Jean-Pierre Siméon travaille aux côtés de Christian Schiaretti à la Comédie de Reims (dont il est «poète associé» pendant cinq ans), puis au Théâtre National Populaire de Villeurbanne. De ce Philoctète, qu'il caractérise comme une «variation à partir de Sophocle» qui «suit plutôt fidèlement le dessin de la pièce», le poète confie qu'il est «une totale réécriture qui est réappropriation de l'objet originel dans une langue autre : ce qui signifie ici non pas du grec au français, mais d'une poésie à une autre. Donc pas une équivalence plus ou moins ajustée mais une métamorphose». L'intrigue de cette «variation» mérite qu'on la rappelle. Ulysse l'expérimenté assigne une mission au jeune Néoptolème, fils d'Achille : s'emparer de l'arc et des flèches de Philoctète, sans lesquels Troie ne peut être prise. Pour y parvenir, il faut recourir à la ruse - ces armes divines héritées d'Héraklès rendent en effet Philoctète invincible. Or Philoctète, blessé et incurable, n'a jamais pardonné aux Grecs (dont Ulysse) de l'avoir abandonné neuf ans plus tôt sur une île déserte pour ne plus avoir à supporter ses hurlements et la puanteur de sa plaie. Seul Néoptolème peut espérer gagner la confiance du vieux guerrier, car lui seul ne s'était pas embarqué avec l'armée grecque en ce temps-là. Le noble fils d'Achille doit donc mentir à l'infirme et lui faire croire qu'il déteste lui-même les Grecs depuis qu'ils lui ont refusé les armes de son père mort, décernées... à Ulysse. La subtile épreuve initiatique du jeune guerrier, pris dans un conflit de devoirs contradictoires, se double ici de l'un des portraits les plus poignants du répertoire, celui d'un homme humilié par la souffrance, livré par son propre camp à une solitude absolue, et qui, neuf ans après, ne revoit les visages de ses semblables que pour être à nouveau trahi. On comprend que le rôle ait tenté Laurent Terzieff : il marquera à coup sûr un nouveau sommet dans une carrière d'artiste riche de plus d'un demi-siècle.