Iphigénie, du 23 septembre au 14 novembre, aux Ateliers Berthier, 17e
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Je n’avais pas prévu de mettre en scène Iphigénie.
Ou plutôt si, il y a vingt-cinq ans, j’en avais eu le projet, parce que j’aimais tout particulièrement cette si étrange tragédie que l’Iphigénie à Aulis d’Euripide avait inspirée à Racine. Mais à l’époque, je n’avais pas trouvé ma porte d’entrée dans la pièce, qui m’aurait permis de la faire résonner dans notre présent.
Alors quand le monde s’est brutalement mis à l’arrêt, une fois passé l’effet de sidération, j’ai repensé à l’armée grecque clouée sur place dans le port d’Aulis parce que les vents sont brutalement tombés. Et quand je sortais dans les rues de Paris désertes, figées dans un silence irréel, c’est une mer d’huile méditerranéenne qui m’apparaissait.
Cette vision des grandes puissances de la planète arrêtées dans leur marche toute tracée vers le profit infini et la conquête économique ne cessait de me ramener à la Grèce d’Agamemnon, Ulysse et Ménélas. Les plus puissants chefs du monde antique réduits à l’impuissance ! Eux aussi ont dû être sidérés, alors qu’ils étaient bien partis pour écraser Troie ! Eux non plus n’auraient sans doute pas écouté les oracles pourtant très scientifiques de notre époque, qui prévoient toutes les catastrophes à venir si notre humanité persiste dans son modèle de croissance.
Pour que les vents reviennent et que les navires de guerre fassent voile vers Troie, le Roi des Rois grecs, Agamemnon, devra sacrifier sa propre fille, Iphigénie. L’équation posée par le devin Calchas est simple et implacable : pas de conquête, pas de profit, pas de toute-puissance sans sacrifice, et même sans sacrifice humain.
À travers les affres et tergiversations d’Agamemnon, Racine semble nous renvoyer cette question : que sommes nous prêts à sacrifier de plus cher pour assouvir nos désirs ? Nous entrons là dans la véritable contradiction tragique, celle d’Agamemnon, et celle de notre société, quand elle doit trancher entre les impératifs économiques et l’impératif éthique de sauver des vies, du moins quand une crise sanitaire lui met crûment le sujet sous le nez, et l’oblige à ouvrir les yeux sur ce qui d’ordinaire reste loin et caché…
En réécrivant la pièce d’Euripide, Racine a inventé pour le dénouement un incroyable tour de passe-passe : il semble nous dire que si on arrive à déplacer le sacrifice de ce qui nous est le plus cher vers ce qui nous est le moins cher, l’étrangère de la pièce par exemple, alors tout peut repartir « comme si de rien n’était ». Mais personne n’est dupe. La tragédie et le théâtre, avec d’autres aujourd’hui, auront montré les ressorts de ce « comme si de rien n’était », en nous plaçant devant l’urgence de repartir autrement.
Nous avons imaginé ce spectacle en avril, au plus fort de la crise, dans un dispositif qui puisse s’adapter aux restrictions sanitaires, avec une double distribution, et avec le désir décuplé de retrouver le public pour partager avec lui nos rêveries sur ce monde à l’arrêt.
Stéphane Braunschweig