Kateb Yacine
Mon père pris soudain la décision irrévocable de me fourrer sans plus tarder dans «la gueule du loup», c’est-à-dire à l’école française. Il le faisait le cœur serré : – Laisse l’arabe pour l’instant. Je ne veux pas que comme moi tu sois assis entre deux chaises. [...] La langue française domine. Il te faudra la dominer, et laisser en arrière tout ce que nous t’avons inculqué dans ta plus tendre enfance. Mais une fois passé maître dans la langue française, tu pourras sans danger revenir avec nous à ton point de départ. [...]
Jamais je n’ai cessé, même aux jours de succès près de l’institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’écolier de sa mère que pour les arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrètement, d’un même accord, aussitôt brisé que conclu... Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés !
Kateb Yacine, Le Polygone étoilé, Le Seuil, 1966
Rencontre littéraire animée par Paula Jacques
«J’écris en français pour dire aux français que je ne suis pas français» déclarera Kateb Yacine.
Son père avait une double culture, française et musulmane. Né le 2 août 1929 à Constantine (Algérie), il entre à l’école du lycée français, après l’école coranique. Il participe, à Sétif, en 1945, à la grande manifestation des musulmans algériens contre la situation qui leur est imposée par le pouvoir colonial français. Il est alors arrêté et emprisonné quatre mois durant. Il ne peut pas reprendre ses études et se rend à Annaba, puis en France. De retour en Algérie, en 1948, il entre au quotidien Alger Républicain et y reste jusqu’en 1951. Puis il s’installe à Paris jusqu’en 1959, où il se lie avec Armand Gatti et, en 1954, s’entretient longuement avec Bertolt Brecht. En 1954 la revue Esprit publie Le cadavre encerclé qui est mis en scène par Jean-Marie Serreau mais interdit en France. Nedjma paraît en 1956 puis part à l’étranger (Italie, Tunisie, Belgique, Allemagne...). S’établissant plus durablement en Algérie, il commence à travailler à l’élaboration d’un théâtre populaire, épique et satirique, joué en arabe dialectal. Son œuvre traduit la quête d’identité d’un pays aux multiples cultures. Il meurt le 28 octobre 1989 à Grenoble.