Viol
de BOTHO STRAUSS
mise en scène LUC BONDY
du 06 octobre 2005 au 19 novembre 2005
Berthier grande salle
avec Renaud Bécard, Christine Boisson, Xavier Clion, Laurence Cordier, Marie-Laure Crochant, Gérard Desarthe, Marcial Di Fonzo Bo, Marina Foïs, Louis Garrel, Roch Leibovici, Dörte Lyssewski, Joseph Menant, William Nadylam, Jérôme Nicolin
Schändung, mutilation, viol : deux mots sur un changement de titre
Schändung (titre original de la dernière pièce de Botho Strauss) signifie à la fois mutilation, défiguration, dégradation, profanation, pollution, viol. Deux possibilités s'offrent dès lors au traducteur : soit adopter un terme d'application assez large, soit privilégier un terme plus précis, mais qui désigne l'aspect de la Schändung le plus immédiatement sensible dans la pièce. C'est cette dernière solution qui a finalement été retenue.
Luc Bondy apprécie depuis longtemps l'écriture de Botho Strauss, et celle-ci le lui rend bien. Goût du montage, intelligence sceptique, pessimisme actif et curieux, autant de traits que Bondy a superbement mis en valeur dans des mises en scène qui firent date à la Schaubühne, telles que Le Temps et la chambre en 1989 ou L'Equilibre quatre ans plus tard.
Sa création en langue française, dans une très belle traduction cosignée par Michel Vinaver, de la dernière œuvre de Strauss (qui est l'auteur allemand vivant le plus joué dans le monde), est servie par une distribution exceptionnelle et promet d'être un événement. Car dans cette œuvre, Botho Strauss en dit beaucoup sur notre temps, à sa manière à la fois directe et oblique.
Directe : sa brutalité n'a rien à envier ici à certains cauchemars du théâtre le plus récent, et son exploration de la violence de notre époque n'est pas moins explicite.
Oblique : car Botho Strauss, qui s'est d'abord fait connaître, avant d'écrire son propre théâtre, par la maîtrise des traductions ou des adaptations qu'il réalisa pour Peter Stein, s'appuie ici sur un matériau dramatique extraordinaire - le Titus Andronicus de Shakespeare - tantôt pour s'en inspirer d'assez près, tantôt pour y apporter des retouches et des rebondissements fascinants qui vaudront aux connaisseurs de l'œuvre originale une joie théâtrale de plus : celle d'apprécier comment l'invention dramatique d'un grand contemporain prend tout son relief d'être rapportée au poème qui lui fournit son arrière-fond.
Ce n'est donc pas une simple version de Titus que va diriger Luc Bondy, mais une lecture et une recréation d'une liberté formelle digne de la troublante sauvagerie de l'intrigue originale, modifiée (et aggravée) sur des points décisifs. Chez Shakespeare, par exemple, la mise en œuvre de l'horreur est conduite avec les armes théâtrales de l'excès, mais celui-ci laisse encore intact, au sein de la souillure et de l'abjection, un ultime éclat d'innocence - ne serait-ce que celui de la pure victime sacrificielle. Chez Botho Strauss, ce dernier reste est liquidé, ainsi qu'en témoigne son traitement de la figure de Lavinia : dans la souffrance et l'aliénation, la jeune femme violée et mutilée dispose de son corps comme elle l'entend, réinventant une voix qui puisse lui appartenir et choisissant ce que son père Titus appellerait l'ignominie. Aussi ce dernier ne cesse-t-il d'être débordé et comme dépossédé de la conduite du drame. D'ailleurs, ainsi que l'atteste le titre, celui-ci n'a plus de héros central. Ou s'il en est un, ce n'est plus un vieux héros romain qui a tout sacrifié pour sa patrie, à commencer par ses propres fils (qu'au besoin il tue de sa propre main), mais un processus général, qui est à l'œuvre à tous les niveaux de l'action et jusque dans sa réception «objective» ou esthétique : la Schändung.
En allemand, ce mot - qui fournit à Botho Strauss le titre de sa pièce - dit la profanation, mais aussi la défiguration, la dégradation. La victime d'une Schändung peut être le monde - on parle alors (par exemple) de pollution ; elle peut être un être humain - on parle alors de mutilation ou de viol. Se rendre coupable de Schändung, c'est commettre un acte qui est à la fois excès, souillure et supplice. Un outrage, donc, qui déchaîne une puissance de honte et d'opprobre dont les ravages ne tardent pas à se répandre de proche en proche. Un tel crime ne consiste pas simplement à passer outre, à franchir une limite. Transgresser, ici, est d'abord toucher, abîmer par un contact qui porte et veut porter atteinte violemment, irréparablement, à une intégrité. Intégrité qui étymologiquement, dans la langue des Romains, signifie la qualité propre à ce qui, ayant été laissé intact, comprend encore toutes ses parties originelles, sans que l'éclat de sa forme première ait été terni par ses rapports avec le dehors. C'est cette qualité-là, ce droit à être préservé dans la sainteté de sa nature propre, que la Schändung vise à briser. Chez Botho Strauss, ses effets se font sentir partout. Comme si aucune limite protectrice n'existait plus. Comme si nul être n'était plus hors des atteintes d'aucun autre, mais que tous, sans recours ni défense, étaient abandonnés à la menace, à l'atroce possibilité d'une sorte d'universelle pénétration, exposés à tout moment à être traversés de part en part, traqués, forcés dans leur intimité désormais sans abri par une monstruosité obscène et mortelle (ce dont le festin cannibale de Tamora fournit une image : une mère, ici, peut dévorer son fils et trouver tout à fait normal d'être à son tour nourrie du sang qu'elle a nourri).
Ou pire encore, comme si, à notre insu, cette destruction de notre intégrité avait depuis toujours déjà eu lieu. Et à certains égards, tel est bien le cas. Car dans l'image ou le récit de l'acte le plus horrible gisent un obscur noyau de vertige, une tentation informulée qui s'insinue par l'œil et par l'oreille, et qui captive. L'outrage porte en soi une secrète force de trouble. Comment expliquer, autrement, l'attrait qu'exerce une fable telle que celle de Titus Andronicus ? Ce que la Schändung fait apparaître, c'est précisément cette vérité affolante qu'il n'y a en effet pas de frontière qui tienne devant elle - que le destin de la Schändung ne consiste pas simplement à aller trop loin, mais à poursuivre plus loin encore, à se répandre sans fin, sans fond - et à propager peut-être sa contagion jusqu'en nous. Ainsi, par exemple, non seulement Lavinia est violée par deux brutes qui usent du cadavre de son époux comme oreiller, non seulement sa langue est arrachée et ses mains tranchées, mais Tamora, la mère des deux violeurs, tire de cette abomination qui l'excite un supplément de jouissance. Que dire alors de ce que peut éprouver un spectateur ? Que penser des liens que sa délectation esthétique devant l'œuvre entretient avec la terreur et la pitié suscitées par son contenu ? Ne s'agit-il vraiment que d'horreur et de réprobation - ou plutôt, cette horreur (parfois masquée tant bien que mal par le rire devant l'excès même de l'excès) n'est-elle pas, pour une part, suscitée par le miroir noir que la pièce nous tend ?
Supposez que la pensée et l'imagination soient une forme de toucher, exposée au monde extérieur aussi concrètement et matériellement que celle dont est douée la peau. Alors il n'est pas impossible que rêves et fantasmes, avant d'être l'expression de l'être profond, soient comme autant de cicatrices ardentes laissées sur le cerveau par les images qui le traversent et dont le monde environnant ne cesse de le cribler. Mais s'il est vrai que l'intégrité de chacun soit d'emblée et depuis toujours abandonnée à un tel bombardement, est-ce à dire que nous en devenions tous complices ? Si la Schändung dispose d'un secret pouvoir de fascination, faut-il en conclure qu'en chacun de nous son horreur se reproduit et engendre des monstres - l'un de ces monstres étant d'ailleurs le drame nommé Titus ?
Autant de questions que la dernière bombe théâtrale de Botho Strauss fait éclater. Les personnages, ici, peuvent à tout moment redevenir des acteurs commentant leur conception du rôle. Les figures de l'intrigue originale doivent sans cesse composer avec des créatures inédites qui traversent leur Rome faussement antique pour faire d'elle une cité contemporaine de notre imaginaire. Un crime peut s'avérer être l'inavouable hantise d'une nuit, méconnaissable pour celle-là même qui s'y rêva dans un rôle de victime, un songe trouble soustrait à son corps défendant aux replis intimes de ses neurones. Explorant les puissances de l'outrage, les multiples tensions que Schändung entretisse - entre la limite et sa transgression, entre la pensée et son acte, entre le crime et la jouissance - expriment en termes de fureur quelque chose de la folie et de la liberté du désir.