Edito 2017-2018

Un théâtre ouvert sur le monde et au croisement des générations : c’est le rêve que j’ai formé dès mon arrivée pour l’Odéon-Théâtre de l’Europe. C’est dans cet esprit que nous avons bâti cette deuxième saison.

À l’heure du Brexit, de l’Amérique de Trump, à l’heure des discours de repli et de fermeture qu’on voit pulluler en France et dans nombre de pays d’Europe face au terrorisme, face à l’afflux des réfugiés, et face au désespoir social, la culture plus que jamais a vocation à faire tomber les frontières des a priori et des peurs, celles de la xénophobie et des nationalismes ; la culture, et le théâtre en particulier, doit être cette terre ouverte aux voix multiples, aux échanges et aux circulations, pour sentir que nous partageons les même questions, les mêmes inquiétudes et les mêmes espoirs, avec des points de vue différents.

Nous accueillons cette saison des artistes qui viennent d’Italie, d’Angleterre, mais aussi d’Australie, de Russie, du Brésil et du Vietnam. Des spectacles qui nous feront voyager de Novossibirsk jusqu’au fin fond de l’Amazonie. Des spectacles qui seront comme autant de “rencontres”, pour reprendre le titre si emblématique de l’incroyable plongée sonore que nous proposera ce poète de la scène qu’est Simon McBurney : The Encounter.

Ce n’est sans doute pas un hasard si deux de nos artistes associés ont choisi de suivre par les chemins de la fiction ces vies d’exil, ces vies de “migrants” comme on dit aujourd’hui, ces vies déchirées entre le rêve de rentrer chez soi un jour et celui de parvenir à habiter l’ailleurs. Ulysse et Pénélope serviront de guide à Christiane Jatahy pour une Odyssée toute contemporaine, tandis que pour Caroline Guiela Nguyen l’espace intemporel d’un restaurant vietnamien laissera deviner la Saigon d’hier dans la France d’aujourd’hui.

Rencontre aussi, entre les Trois Sœurs en langue des signes russe de Timofeï Kouliabine et les Trois Sœurs réécrites par l’Australien Simon Stone (notre troisième artiste associé) : ces deux jeunes et brillants metteurs en scène confronteront ainsi leur vision de la plus actuelle sans doute des pièces de Tchekhov, celle d’une jeunesse qui cherche coûte que coûte un sens au présent.

Kouliabine, Stone, Guiela Nguyen, Jatahy, mais aussi Julien Gosselin qui reprendra Les Particules élémentaires d’après Houellebecq ; Cyril Teste qui donnera sa vision à la fois théâtrale et cinématographique du film-culte Festen ; Anne-Cécile Vandalem et Lucia Calamaro qui dans leurs propres textes, Tristesses et La Vita ferma, prendront toutes deux la mort d’une mère comme point de départ, la première pour une fable aux allures de polar nordique sur la montée des populismes, la seconde pour un voyage bouleversant et caustique avec les fantômes de nos disparus : c’est toute une nouvelle génération d’artistes qui va s’emparer des scènes de l’Odéon et de Berthier pour éclairer de leurs regards sensibles et singuliers, avec poésie, lucidité, et humour très souvent, la complexité de notre monde et de nos existences.

Mais c’est également la vertu des grands auteurs de continuer à nous parler par-delà les siècles. Regarder notre époque confuse dans le miroir qu’ils nous tendent est aussi une façon de s’orienter. Célie Pauthe et Ludovic Lagarde, l’un et l’autre familiers des écritures contemporaines, se sont tournés vers des classiques : Racine (Bérénice) et Molière (L’Avare) – des auteurs qui n’ont cessé d’interroger, sur le mode tragique ou comique, la cécité des passions au cœur des affaires humaines...

Avec Macbeth, je reviens à Shakespeare, que je n’avais plus monté depuis longtemps, mais que la scène politique internationale me rappelle avec urgence : ces figures de toute-puissance ivres de leur pouvoir ou prêtes à tout pour l’obtenir, cette folie poussée à l’absurde qui fait tanguer les grands équilibres du monde, m’évoquent ce paysage d’épouvante, ce champ de bataille livré aux sorcières et aux démons intérieurs, cette Scottish play dont il ne faut pas prononcer le nom pour ne pas tomber sous sa malédiction, où Shakespeare a si bien enchâssé la libido, le pouvoir et le crime, dans une nuit sans sommeil.

Dans cette nuit-là, gardons en tout cas les yeux ouverts !

Stéphane Braunschweig