La Réunification des deux Corées
de Joël Pommerat
1h50
avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu
Un titre volontairement énigmatique, quelques indications sur la scénographie... à part cela, rien n'avait filtré des intentions de Joël Pommerat alors qu'il travaillait à sa dernière création. Mais le public, dans toute sa diversité, en savait assez pour être au rendezvous : il s'agissait d'une création de la Compagnie Louis Brouillard, avec un noyau d'acteurs fidèles, un créateur de lumières, un inventeur de sons qui accompagnent Pommerat depuis des années, construisant avec lui une œuvre théâtrale dont tous saluent aujourd'hui la cohérence et l'importance. La Réunification des deux Corées s'est donc joué chaque soir devant une salle comble – raison plus que suffisante pour que ce travail soit repris aujourd'hui. Les précédents spectacles de Pommerat à l'Odéon, Ma Chambre froide et Cendrillon, se concentraient sur le sort d'une héroïne. La Réunification des deux Corées renoue avec une veine antérieure. Plutôt qu'une intrigue nous découvrons ici une vingtaine de scènes indépendantes, déployées dans un long espace bifrontal comme on jette les dés sur le tapis vert d'une table.
La construction procède par variations contemporaines autour d'un thème immémorial : c'est d'amour qu'il est ici question. Mais tel que le perçoit Pommerat, l'amour est toujours trop vite nommé. Même le plus réducteur des résumés le démontre. La femme de la première scène veut quitter son mari parce qu'elle préfère la solitude à «cette absence d'amour.» Celle de la scène suivante ne parvient pas à nommer la «part» d'elle-même perdue en l'autre qu'elle tient tant à récupérer. Quant à la femme de ménage qui espère retrouver son ex-mari pour reprendre la vie commune, il lui suffirait de lever les yeux pour mesurer combien ses espoirs sont vains...
Où donc est-il, cet amour insaisissable, invisible ? Il semble inséparable d'histoires qu'on se raconte sur soi et sur les autres, nourries de manques, de mystères, de malentendus vitaux que rien ne pourra vraiment dissiper. Tout dialogue qu'il anime ne peut être qu'un dialogue de sourds. Déchirant ou désopilant (plusieurs scènes démontrent que l'un n'empêche pas l'autre), l'amour selon Pommerat a partie liée avec la perte et la séparation. Avec le tâtonnement, la maladresse et la violence aussi. Il est une illusion multipliée par l'autre. Et lorsqu'il intervient, le crescendo du corps-à-corps, passionnel ou mortel, n'est jamais bien loin.
Tel est donc le secret que recélait, non sans humour, le titre du spectacle. Mais ce secret, comme celui de toute réussite en art, n'y a rien perdu : divulgué, il n'est pas près d'être éventé. La Séparation..., c'est le destin d'êtres qui dès l'origine sont tourmentés à la fois par la solitude et le besoin de lui échapper. L'amour, avant même d'être une rencontre, paraît ici être fait de retrouvailles, et ne pouvoir advenir que sur le fond obscur d'une perte. Comme si toute union n'était que réunion ou réunification, élevant parfois notre existence à la hauteur d'un mythe, mais gardant toujours en soi la cicatrice d'une déchirure fondamentale ou fondatrice à laquelle l'amour est aveugle. Vingt fois de suite, Pommerat en relance les dés. Vingt fois de suite, amenant d'autres coups, il nous ramène à l'évidence de ce jeu. Et de part et d'autre de la scène, pareille à une frontière qui aurait pris de l'épaisseur – un no man's land –, les spectateurs se faisant face se voient sans se voir, tandis que l'amour (toujours le même, jamais le même) travaille au corps les personnages qui passent, entre les deux murs de public, comme en un défilé où chacun peut se reconnaître.
Tous les textes de Joël Pommerat sont édités chez Actes-Sud. Certains spectacles ont été filmés et édités à la COPAT.
Une année sans été de Catherine Anne, mis en scène par Joël Pommerat et présenté aux Ateliers Berthier de l'Odéon-Théâtre de l'Europe en avril dernier est repris au Théâtre Paris-Villette du 19 au 30 novembre 2014. réservation / information resa@theatre-paris-villette.fr