Des arbres à abattre
de THOMAS BERNHARD
mise en scène PATRICK PINEAU
du 04 mai 2006 au 20 mai 2006
Berthier petite salle
avec Hervé Briaux
Cet ancien étudiant du Mozarteum qui revient à Vienne après si longtemps, ce quinquagénaire aux poumons malades qui apprend le suicide par pendaison d'une amie de jeunesse perdue de vue depuis des décennies, cet écrivain désormais reconnu acceptant à sa propre surprise une invitation à un dîner prétendument dédié à la mémoire de Joanna, mais organisé dès avant sa mort en l'honneur d'un vieux comédien du Burgtheater qui fait un triomphe dans Le Canard sauvage - cet homme-là ressemble beaucoup à Thomas Bernhard. Et ces ressemblances, bien entendu, n'ont rien de fortuit. Elles ne sont pas non plus les seules : presque aussitôt après sa sortie en Autriche, Des arbres à abattre fut interdit et saisi à la suite d'un procès intenté par le compositeur Gerhard Lampersberg, qui s'était reconnu dans le personnage du sénile, alcoolique et obscène Auersberger.
Bernhard, en vrai seigneur du scandale, ne pouvait ignorer que tout Vienne ferait le rapprochement : il était de notoriété publique qu'il avait lui-même été lié aux Lampersberg à la fin des années cinquante. Tout comme, trente ans plus tôt, encore jeune et parfaitement inconnu, l'ami de Joanna avait beaucoup fréquenté les époux Auersberger - qui incarnaient pour lui l'idéal d'une existence entièrement vouée au culte de la beauté - avant de rompre du jour au lendemain toutes relations avec leur cercle viennois, afin de poursuivre ailleurs le travail qui ferait de lui, seul de toute cette coterie, un véritable artiste.
Eloge de la fuite et mélancolie des retours, hypocrite comédie des retrouvailles, horreur de soi-même et des autres auxquels on risque tant de ressembler, honte et malaise devant un passé révolu qui n'en finit pas de se survivre dans une hideuse décrépitude, humour sanglant du moraliste - et haine, haine implacable de tous les médiocres accommodements auxquels on ne peut s'empêcher parfois de prendre part : il y a de tout cela dans Des arbres à abattre, méditation cruelle sur les puissances d'artifice et de mensonge qui falsifient l'existence. Tout au long du «dîner artistique», le juvénile éclat des jours anciens, le temps des commencements, des illusions et des apprentissages, sont confrontés à l'abominable présent par l'invité de la dernière heure, qui s'examine soi-même, récapitule et réfléchit tout en observant les environs du fond de son fauteuil à oreilles, sans jamais cesser de sonder les raisons qui ont bien pu le pousser à commettre cet abject acte manqué : accepter une pareille invitation.
Dans ce terrible travail d'introspection et d'exploration biographique, dans cette autofiction autocritique qui tourne au jeu de massacre, il ne se trouvera au cours de la soirée remémorée qu'une seule voix - celle, non pas du narrateur, mais du comédien - pour s'arracher à l'inauthentique et dire tout bonnement, quitte à l'abolir dans les minutes suivantes, cette chose si incroyable qu'elle en devient presque inaudible : un peu de vérité. A l'artiste de la scène revient donc d'articuler fugitivement les paroles vraies que l'artiste des mots recueille, recrée, consigne et amplifie. Il n'est donc pas surprenant qu'un acteur se soit intéressé de près à Des arbres à abattre. Et s'il en est un qui soit fait pour l'incarner, c'est bien Hervé Briaux. Car ce roman traite entre autres de la constance sans faille dont un artiste doit faire preuve au nom de sa création. Or Briaux - bientôt rejoint et épaulé par Sylvie Orcier et Patrick Pineau - porte, défend et peaufine sereinement son projet de porter Des arbres à abattre à la scène depuis sa découverte du roman, en 1999. Tout en participant à de nombreux spectacles mis en scène par Georges Lavaudant (au nombre desquels L'Orestie, Fanfares, Un Fil à la patte ou La Mort de Danton), il composa une adaptation, puis patienta encore pour en obtenir les droits de représentation (à noter que jamais jusqu'ici une transposition scénique d'un roman de Bernhard n'avait été autorisée).
Là-dessus, il l'interpréta une première fois un soir à Grenoble, où l'accueil du public le confirma dans son intuition : ce roman était théâtral et fait pour être joué. Cette fois-ci, donc, nous y sommes : le couvert du «dîner artistique» est mis, Hervé Briaux vous y attend.